Le travail de Gina Folly se concentre sur la vie quotidienne, sur les interactions entre l’espace privé et public, entre l’intime et le social. Elle porte un regard précis, ironique et subtilement critique sur des objets, des messages et des situations qui nous entourent quotidiennement, qu’elle retient, photographie et isole pour les modifier et les déplacer dans le champ de l’art. Ce geste d’appropriation, de transformation et d’exposition interroge leur réelle fonctionnalité, leur but et surtout l’impact épistémologique que ce matériel ordinaire peut avoir sur nos vies. Elle le décortique pour mettre à jour son potentiel poétique, dramatique, son impact psychologique ou politique.
Les objets choisis par Folly questionnent notre condition d’être humain, propulsé dans une société souvent hostile et coercitive. Elle tente de pointer les contradictions intrinsèques, les violences sous-jacentes et imperceptibles, tapies dans tous ces signes de pouvoir qui inondent l’espace social et politique, et parasitent nos vies.
À priori banals, Folly choisit des objets variés, comme des boîtes, des circuits électriques, des chaînes, des cadenas, des ampoules, des ventilateurs, des poignées et serrures, des œilletons ou des tests de grossesse. Elle les extirpe de leur contexte, les transforme ou les duplique, modifie légèrement les matériaux, le format, la couleur ou encore la finition, les recombine à d’autres objets, en accentuant le sentiment de contrainte, d’entrave et d’enfermement.
En 2019, elle est intervenue dans l’espace public pour le Kunsthaus Baselland, à Bâle. Folly a installé en extérieur une grande photographie de la bibliothèque d’un ami chez qui elle avait séjourné. Le titre, Fashion, Sex and Death — Science — Sports, Gardens and Conspicuous Consumption, retranscrit simplement les étiquettes collées sur les rayonnages, indiquant les thématiques de classification, regroupant, par exemple, les mots « mode, sexe avec mort », « sport avec jardin » ou « consommation ostentatoire ». Cet étiquetage propose déjà, sans y toucher, un commentaire et un questionnement politique. Le cadrage de la photographie, très serré sur ces quelques rayonnages, empêche une vue d’ensemble ou d’un intérieur, accentuant la sensation d’étouffement déjà induite par les thèmes choisis pour ranger ces livres. Cette œuvre est emblématique de ce qui sous-tend le travail de Gina Folly et en détermine le champ critique.
À l’occasion de cet accrochage, elle s’exprimait sur son travail et son engagement dans une discussion avec Inès Goldbach, directrice du Kunsthaus Baselland et commissaire d’exposition, qui est paru dans le livre, Listening to Artists (édition VfmK, Verlag für moderne Kunst GmbH, 2022) :
« My works almost always generate from a photography. I’m keeping a sort of diary, mostly taken with my phone. I document my daily life as an observer. They’re architectural structures, objects and social events that make our daily life easier, disrupt it, make it more complicated, or ones that I don’t understand. Especially because of that, it can become interesting to document them. These moments mostly vanish again in my archive. I go back to them when I’m working on a specific project. They result in mostly approbate objects that I reproduce and specify. These processes are about entering relationships. Be it getting to know the person who produced the object I’m attracted to, or knows the reason of its existence, or to find the right producer to make exact replicas of the respective works. »
Cette captation des signes qui envahissent insidieusement notre société, portent une vision fine, malicieuse et critique, mais toujours empathique et même affectueuse, sans jamais se positionner en surplomb ni être détachée de la réalité.
En 2023, pour sa série de photographies exposée au Kunstmuseum Basel / Gegenwart, Gina Folly opte pour un simple appareil argentique de moyen format avec lequel elle a pris en photo les membres de l’association de personnes à la retraite, Quasitutto, qui offre toute sorte de service d’entraide au quotidien. Pour un autre projet également à Bâle, elle a distribué à plusieurs enfants des petits appareils jetables, afin qu’ils puissent prendre en photo leurs œuvres préférées exposées dans la foire off et très in, Basel Social Club, qui a eu lieu pendant la semaine de ArtBasel 2023. Dans ces deux projets, la prise de vue est simple, à l’échelle 1:1, sans surenchère esthétique, que ce soit au niveau du cadrage, du traitement de l’image, du geste, que de l’intention, de l’enregistrement et du postulat de départ. L’ensemble de ces paramètres restent les plus importants, sans effets de style, de surenchère ni esthétique ni technique, ni même dramatique ou particulièrement sentimentale. Un simple document, comme une image vue en « vrai », où le mode d’enregistrement traduit parfaitement cette volonté de Folly de rester en retrait, le geste artistique étant davantage l’établissement d’un sujet, d’un positionnement, de la captation d’une réalité.
Cette absence de toutes formes de pathos permet au spectateur de projeter sur ces images, très neutres et ouvertes, son ressenti, ses souvenirs ou son vécu. Ces images, « en creux », créent un espace ouvert qui permet l’appropriation et la projection. Paradoxalement, elles marquent davantage la mémoire, se rendent attachantes.
Souvent les objets choisis par Folly ne font pas partie du commerce habituel, ils sont fabriqués ou transformés par leur utilisateur, pour un usage bien précis, fonctionnel, pratique ; ils sont peu chers, sans luxe ni décorations. Comme les fontaines pour le rafraichissement des noix de coco que l’on peut trouver sur les pages et dans les villes. Elles ne sont pas fabriquées par une industrie, elles sont construites par les exploitants eux-mêmes, une sorte de DIY, adaptées à leur simple usage, réalisées avec « les moyens du bord ». La fontaine exposée en juin 2023 à l’entrée du Basel Social Club, pendant ArtBasel, était la parfaite réplique d’une de ces fontaines à noix de coco réalisée par un de ces marchands de rue.
Hans-Peter Feldmann, Jean-Frédéric Schnyder, Peter Fischli, David Weiss ou même Ed Ruscha, tous ces artistes ont procédé par série, établissant un principe au préalable, un sujet de collection, un prétexte à la répétition, à la démultiplication et au non-choix des images ou des objets, réalisés ou appropriés, en lien avec la vie courante, avec ce qui existe déjà. Mais si ces artistes ont pratiqué cette distanciation, nous offrant à voir notre monde au travers d’une ironie et d’un scepticisme critique et nécessaire, Gina Folly ne se départit pas d’une dimension compassionnelle, dans un geste d’égalité, inclusif, ne se plaçant jamais en surplomb. À la simple captation du quotidien, de son environnement, de micro-événements parfois résiduels, si infimes soient-ils, ils portent toujours en eux le témoignage d’une société qui tente de garder un équilibre précaire, une équité et une humanité, si souvent malmenées. Cette empathie et cette conscience de l’altérité est le signe d’un basculement dans une autre époque.
Dans le cadre de son projet d’exposition au Centre d’édition contemporaine, Gina Folly réalisera une édition, une série de bouquets de fleurs stabilisées présentés dans des boîtes en carton enduit d’un vernis qui protège de l’humidité et rend les boîtes brillantes. Chaque boîte porte une inscription, une phrase très courte trouvée de manière aléatoire sur une application d’horoscope qui prédit quotidiennement la journée à venir : des aphorismes un peu simplistes, des conseils, des jugements ou des prophéties triviales, absurdes, qui par leur non-sens, leur naïveté provoque un effet poétique ou carrément comiques.
Le procédé de stabilisation des fleurs de cette édition consiste à remplacer la sève par de la glycérine afin que le végétal conserve un aspect vivant durant de nombreuses années, sans qu’aucun soin particulier ne soit nécessaire à son entretien. À partir du moment où le bouquet a été stabilisé, aucune intervention extérieure ne s’impose pour que les plantes conservent leur fraîcheur d’origine. Elles sont préservées de la flétrissure, figées dans un état de floraison quasi éternel, toutefois leur couleur en est transformée : les pétales prennent une teinte gris-rose claire, presque en noir/blanc. Une métaphore légère, subtile, raffinée de ce passage de la vie à l’art.
Le deuxième projet de Gina Folly pour son exposition au CEC présentera un cadre contenant un simple sachet de graines du mélange de fleurs « Dolce Vita » – rappelant le titre de l’exposition. Le nom du mélange et la marque de ces graines, SELECT, permet à Folly de mettre en perspective, de manière intuitive et émotionnelle, cette question existentielle et philosophique du déterminisme. Qu’est-ce qui détermine nos choix, individuels ou collectifs ? Comment cette multitude infinie de choix – de la croyance au hasard, à la notion de l’inconscient préconditionné, du chaos à la conscience et au libre-choix – influe sur nos parcours et nos vies ?
Gina Folly est née à Zurich en 1983. Elle vit et travaille entre Bâle et Paris. Ces dernières années, elle a présenté plusieurs expositions individuelles, comme : Autofokus. Manor Kunstpreis 2023, Kunstmuseum Basel | Gegenwart, Bâle (2023) ; Solo presentation, Ermes Ermes, Paris Internationale, Paris (2019) ; Fashion, Sex and Death — Science — Sports, Gardens and Conspicuous Consumption, Kunsthaus Baselland, Bâle (2019). Son travail a également été montré dans le cadre d’expositions collectives, comme : CITY SALTS : THE GINA SHOW, Salts, Bâle (2022); WHIMSIES, Essener Kunstverein, Essen (2022); THINK, AND THEN THINK AGAIN, Sgomento Zurigo, Zurich (2022); ORCA – Duo-Show with Philipp Timischl, Fondation Fiminco, Paris(2021); PRK-1U, Tonus, Paris (2021); A Part, Kunstkredit, Kunsthalle Basel, Bâle (2020) ; Reality Companions, Motto Berlin, Berlin (2020) ; Groupshow, Bel Ami, Los Angeles (2019); life and limbs, Swiss Institue, New York (2019).
L’exposition de Gina Folly bénéficie du soutien de la Fondation Ernst und Olga Gubler-Hablützel et de Pro Helvetia, Fondation suisse pour la culture.
À Venir
Gina Folly
Dolce Vita
Du 6 octobre au 8 décembre 2023
Vernissage, jeudi 5 octobre 2023, de 18h à 20h
Nuit des Bains, jeudi 9 novembre 2023, de 18h à 21h Visite commentée de l’artiste, 18h30
Le CEC participe à VOLUMES – Art Publishing Days 2023
Samedi 18 novembre 2023, de 12h à 20h Dimanche 19 novembre 2023, de 12h à 19h